Friday, July 14, 2006

Guerre d'Algérie

"La question" de Henri Alleg. Publié aux éditions de Minuit en 1961 .
Le premier livre sur la torture en Algérie publié en France !



« La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française... » (loi du 23 février 2005, article 1)

L’enthousiasme du gouvernement quant au rôle de la France dans ses colonies n’a semble-t-il pas été compris par tout le monde... Mais ce texte de loi ambitieux –on s’en serait douté- ne faisait cependant aucune référence à la torture appliquée sans restriction par la France à ses sujets d’outre-mer.
Qu’en est-il ? Aurait-on exagéré son rôle tout au long de cette mission civilisatrice ? Serait-elle une invention de l’anti-France et des intellectuels européens qui s’acharnent depuis une cinquantaine d’années « à renier les divers idéaux de leur culture et qui entretiennent en France un malaise tenace ? » .
Qu’on se rassure, les documents de notre glorieux passé colonial sont nombreux et leurs sources vérifiables tant en France qu’à l’étranger. A en juger par ce qu’ils révèlent, et au grand dam des thuriféraires d’une certaine république, ce que l’Assemblée Nationale a voté le 23 février 2005, n’est ni plus ni moins qu’une loi contre l’Histoire .
On est en droit de s’inquiéter des sursauts nostalgiques d’une droite française ouvertement révisionniste et qui, forte de cette loi, s’est vue rivaliser en abjection avec les pires éléments de la réaction exagonale...

La repentance et l’oubli
Un siècle pour effacer complètement les traces d’une guerre de la mémoire sensible d’une nation… En ce qui concerne l’Algérie, en aurons-nous encore pour 50 ans ? Après un conflit colonial d’une telle ampleur, les actes insensés d’hommes puissants et sans scrupules contribuent encore aujourd’hui à donner aux cent ans hasardés à l’instant un incontestable accent réaliste.
La France pense-t-elle, à l’instar du quai d’Orsay, que nous nous sommes mis les Arabes dans la poche ? S’acheter officiellement une bonne conduite, se promener main dans la main aux Portes du Désert avec les dictateurs maghrébins du jour, les traîner ensuite sur les Champs-Elysées, les présenter comme des démocrates accomplis, récolter dans la presse française une moisson d’analyses optimistes sur notre place dans le monde arabe ; voilà qui a son petit effet sur l’opinion publique déjà très au fait des agissements de ces Messieurs dans le pré carré africain .

Moment rêvé pour ouvrir ou rouvrir le livre de Henri Alleg : « la Question ». Pour tout dire, la préface ne présage rien de bon. Les nouveaux maîtres, pour un peu,
la trouveraient démoralisante et défaitiste, voire même criminelle, antifrançaise et antidémocratique ! Voyez plutôt :

Les faits
Alleg, un Français, directeur d‘Alger Républicain, -interdit en septembre 1955- se voit obligé de passer dans la clandestinité douze mois plus tard. Il est arrêté le 12 juin 1957 par les parachutistes français… Il restera entre leurs mains pendant un mois (c’est le récit de cette détention qu’il fait dans son livre).
Comme lui, des centaines, des milliers de civils sont arrêtés à leur domicile, dans la rue ou sur leur lieu de travail. Aucune charge contre eux n’a été retenue ; on les interne dans des camps (Berrouaghia, Bossuet, Paul-Cazelle, etc.) sur simple décision administrative… « …entassés quinze ou vingt dans des pièces […] où ils dormainent à même le ciment. Ils étaient consatamment dans l’obscurité, des jours, des semaines durant -quelque fois plus de deux mois ». Là, sans avocats et sans droits, ils cessent d’être des humains ; et après bien des traitements barbares, la majorité d’entre eux disparaît. Les tortionnaires, les bourreaux sont désignés de longues dates. Pourtant, ils continuent de servir leur pays en toute impunité. La plupart sont aujourd’hui de pacifiques retraités de la fonction publique et de l’armée.
Quant aux survivants des geôles, ils se heurtaient à des instructions judiciaires qui niaient les faits… Alleg fut du nombre.
L’exergue du premier chapitre : « En attaquant les Français corrompus, c’est la France que je défends », ne laisse aucun doute sur ce qui va suivre. Nous aurons affaire à un témoignage qui se veut sans haine ; digne. Et c’est en effet ce que nous trouvons. « je n’oserais plus parler encore de ces journées et de ces nuits de supplices si je ne savais que cela peut-être utile »…
Ces préambules terminés, nous plongeons sans transition dans l’horreur.

Les préparatifs
A peine arrivé, Alleg voit des « prisonniers jetés à coup de matraque d’un étage à l’autre et qui, hébétés par la torture et les coups, ne savent plus que murmurer en arabe les premières paroles d’une ancienne prière ». Des nuits entières pendant trente jours, il entendra hurler des hommes que l’on torture. Des femmes aussi sont amenées et enfermées dans l’autre aile du bâtiment : Djamila Bouhired, Elyette Loup, Nassima Hablal, Melika Khene, Lucie Coscas, Colette Grégoire et d’autres encore, subiront les viols et le martyre.
C’est l’estomac noué que l’on assiste aux préparatifs de l’interrogatoire. Ce que la scène renferme de choquant est la simplicité avec laquelle la victime doit se prêter au jeu. Alleg se déshabille seul, s’allonge seul, nu sur une planche noire, « souillée et gluante de vomissures ». On l’attache, on lui parle presque courtoisement : « ça va faire mal si vous ne parlez pas ».
On retrouve cette sensation d’irréel dans le film de Pontecorvo, « La bataille d’Alger », quand une trentaine de paras silencieux assistent à la torture d’un civil, interrogé au chalumeau…
Et puis, une barbarie sans nom commence.

Le supplice
Une violence inouie ! Un sadisme qui crève l’âme ! Le supplice d’Alleg rempli une
cinquantaine de pages que l’on passe, -on a honte de l’avouer- haletant, nauséeux ! Un para prend le relais de l’autre. On l’asperge d’eau. On lui branche la pince tantôt sur le sexe, tantôt sur l’oreille, on lui plonge les fils denudés dans la gorge. Le courant soude sa mâchoire. Les tortionnaires s’affairent sur leur homme, scientifiques presque. Au nouveau qui arrive et qui actionne la magnéto : « Par petits coups : tu ralentis puis tu repars... ». Pour échapper à ces chutes brusques et à ces remontées aiguës vers le sommet du supplice, Alleg se frappe la tête contre le sol. « ne cherche pas à t’assomer, tu n’y arriveras pas ! ». Il tient bon. Les paras, un peu surpris puis furieux lui disent : « Tu l’auras voulu ; on va te livrer aux fauves ». Il regarde posée sur le sol, contre le mur une énorme pince entourée de bandelettes de papier. « J’essayais d’imaginer quels nouveaux supplices m’attendaient ». Il n’a pas longtemps à attendre. Le fauve, c’est la grosse Gégène. « je sentis une différence de qualité. Au lieu de morsures aiguës et rapides qui semblaient me déchirer le corps, c’était maintenant une douleur plus large qui s’enfonçait profondément dans tous mes muscles et les tordait plus longuement ». Il ne parle toujours pas. Les paras changent de tactique ; un linge sur la tête, on lui applique le supplice du robinet, l’étouffement ; il défaille mais reste muet… Enfin on le laisse tranquille. Cette première séance aura duré douze heures ! On le jette sur une paillasse couverte de fils barbelé. Des bribes d’anciennes conversations lui traversent l’esprit : « l’organisme ne peut tenir indéfiniment : il arrive un moment ou le coeur lâche. »
Quelques heures après, arraché à son sommeil et on le rebranche brutalement aux électrodes…
Pas moyen de le faire parler. Les paras n’en reviennent pas. Il leur inspire même une certaine admiration… Un dur.

En métropole, pendant ce temps, on parle de son enlèvement. L’opinion publique est alertée. Les autorités françaises en Algérie s’inquiètent un peu de ce remue-ménage. Les séances de torture ne cessent pas pour autant… Les tortionnaires varient les sévices ; l’eau, l’asphixie, les brûlures, les passages à tabac, les simulacres d’exécution, l’intimidation : « Ils avaient torturé Mme Touri (la femme d’un acteur bien connu de radio Alger) devant son mari, pour qu’il parle ». Il est terrorisé à l’idée de voir un jour apparaître sa femme… Il vacille. « Et brusquement, j’entendis des cris terribles. Tout près, sans doute dans la pièce d’en face. Quelqu’un qu’on torturait. Une femme. Je crus reconnaître la voix de Gilberte ». Mais il se trompe ; sa femme est en métropole. Il tient bon.
Et puis, après presque trois semaines de tourment, soumis à dix, quinze heures d’interrogatoire quotidien, il finit par ne plus rien sentir : « ils pouvaient peut-être m’arracher les ongles ; je m’étonnai aussitôt de ne pas en ressentir plus de frayeur et je me rassurai presque à l’idée que les mains n’avaient que dix ongles ». Son corps, ses muscles, son âme ne répondent plus ; les coups, l’électricité sont inefficaces ; les paras sont impuissants… Dans un suprême effort, ils essayent alors le pinthotal. Scène inouie à ne pas rater ! Des médecins font la besogne ! Aura-t-on assez parlé de ces médecins surveillant les interrogatoires... ?

« Vous avez notre parole »...
Le pinthotal a été un échec. On le jette dans sa cellule. La rumeur de l’exécution rôde alors autour de lui. « Il ne vous reste plus qu’à vous suicider », lui dit l’aide de camps du général Massu, le lieutenant Mazza ; envoyé comme ultime espoir, pour lui soutirer l’information convoitée, avant l’inévitable…Ce n’est pas sans lui avoir dévoilé auparavant tout son cynisme : « Cela me fait de la peine de vous voir dans cet état ; vous avez 36 ans ; c’est jeune pour mourir . Vous avez peur qu’on sache que vous avez parlé ? Personne ne le saura et nous vous prendrons sous notre protection. Dites tout ce que vous savez et je vous fait transporter tout de suite à l’infirmerie. Dans huit jours , vous serez en France avec votre femme, vous avez notre parole. Sinons, vous allez disparaître ».
Alleg refuse de parler.
La métropole s’agitait. Une Commission de sauvegarde représentée par le général Zeller fut envoyée dans les centres de détention. Alleg très encombrant, fut « camouflé » dans un autre bâtiment. A partir de ce moment, les tortures cessent. « J’allais mieux et j’arrivais à me lever et à me tenir debout » Les paras se bousculent pour le voir dans sa cellule. Ils appréciaient « en sportif » son refus de parler . Ils le questionnent cette fois en simple gardes-chiourme : « Vous avez déjà été torturé dans la résistance ? ». Un petit blond s’approche : « Vous savez, j’ai assisté à tout, hein ! Mon père m’a parlé des communistes dans la Résistance. Ils meurent mais ils ne disent rien. C’est bien ! ».

L’infirmerie
Et puis on l’emmène à l’infirmerie. Il y pénètre le coeur battant. « J’appréhendais de nouvelles injection de penthotal... ». Mais on le soigne. « De ces soins, je savais que je ne pouvais rien conclure [...] S’ils voulaient me torturer à nouveau, il fallait que je ne soit pas trop affaibli ». Mais ce doute fut remplacé par un autre, plus terrible encore : l’exécution.
Les jours passent. Ses plaies se referment. On le remet en cellule. Le centre de « tri » n’avait pas cessé de fonctionner. Les hurlements des suspects remplirent de nouveau ses nuits. « A l’étage au-dessus, ils torturèrent un homme : un Musulman, assez âgé, semblait-il au son de sa voix. Entre les cris terribles que la torture lui arrachait, il disait, épuisé : « Vive la France ! Vive la France ! ». Sans doute croyait-il calmer ainsi ses bourreaux. »
Et puis un para entre un matin dans sa cellule : « Préparez-vous, nous n’allons pas loin. ». Sa captivité prenait fin.

« On ne fait pas la guerre avec des enfants de coeur »
Pour ceux qui trouverait encore la nécessité de s’en convaincre, la torture est, comme la mort, un des visages de la guerre. La Villa Susini en Algérie ou Abou Ghraib en Irak, ne sont pas des accidents isolés. La torture est une arme utilisée systématiquement sur tous les terrains d’opération et bien mal intentionnés seraient ceux qui voudraient nous persuader du contraire...
En ce qui concerne la France et ses bourreaux, on retrouvera certains des hommes nommés dans le livre d’Alleg au service de « groupes d’intérêts » et d’agences de renseignements de la cinquième république . Quant aux Etats-Unis, les bourreaux de Fallujah continuèrent la besogne commencée en Afghanistan... Leur prochaine destination pourrait parfaitement être le Venezuela ou l’Iran ; ils ne sont pas difficiles.

Une grande entreprise de décivilisation...
Henri Alleg termine son récit par un appel fraternel du peuple algérien aux Français qui ignorent ce que l’on a fait « EN LEUR NOM. »
Ce message de paix et de pardon, d’autant plus édifiant qu’il est présenté après cet âpre récit, sert d’écho au grand texte écrit deAimé Césaire, écrit à la même époque : « Discours sur le colonialisme » .
Un texte qui avant de s’attaquer aux méfaits de la colonisation sur le colonisé, dénonce l’un de ces effets les plus pervers : la décivilisation du colonisateur lui-même en proie à un ensauvegement qui l’abrutit, le dégrade, reveille en lui des instincts enfouis, la convoitise, la violence, la haine raciale, le relativisme moral.. .
A la décolonisation forcée des années 60 succéda un néocolonialisme mercantiliste qui fit long feu et qui dure encore aujourd’hui, rampant sous le masque inoffensif de l’humanitaire. Ces trois expressions des sociétés occidentales ont en commun un paternalisme brutal qui retarde l’avénement de politiques fondées sur le respect des peuples et des cultures.

Londres, le 18 avril 2006


Henry Alleg – Biographie.

Ecrivain et journaliste français né en 1920. Il fut le premier à dénoncer la torture en Algérie dans son livre : « La question » (1957). Ce fut le premier ouvrage à dévoiler au Français l’existence de la torture en Algérie. Ce livre qui commotionna l’opinion publique française a été censuré pendant des années par le gouvernement français.
Alleg était surtout connu en Algérie comme directeur du seul journal anticolonialiste d’Algérie « Alger Républicain » juste avant le début des évènements. En 1965, le voilà de retour en France, devenu persona non grata en Algérie. Membre actif du parti communiste depuis l’âge de 20 ans, il a travaillé pour le quotidien français l’Humanité en métropole puis est devenu son correspondant international.

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